Les ruisseaux enivrants

I

Une fois arrivé le jour que l'abbé avait fixé, Brendan prit congé de lui. Un abbé conduit l'autre, et tous les moines à sa suite. Ils gagnent le large, poussés par un vent que Dieu leur envoie et qui les éloigne de l'île d'Ailbe. Ils cinglent très longtemps sans savoir de quel côté ils vont voir la terre. Le vent et les provisions leur font défaut; de plus en plus la faim les tenaille et la soif les brûle. La mer se fit toute calme, et par conséquent ils n'avancèrent qu'avec beaucoup de peine. L'eau s'épaissit tel un marécage. Certains des moines perdent l'espoir de s'en tirer sains et saufs.

Un vent puissant envoyé par Dieu vient à leur aide : ils aperçoivent la terre et le rivage, et les moines affamés comprennent que Dieu les a destinés à accoster ici [carte-5]. Ils trouvent un endroit à débarquer comme s'il leur avait été fixé d'avance. Une rivière à l'eau claire les approvisionne en poissons, dont ils pêchent plus d'une centaine. Les herbes qui poussent dans la terre marécageuse en bordure de l'eau peuvent également leur être utiles. L'abbé leur dit : « Évitez de boire sans modération. » Sans écouter les préceptes de l'abbé, les moines burent à leur soif; en cachette ils en absorbèrent tant qu'ils méritèrent d'être traités d'insensés, car le sommeil les gagna, et ils s'étendirent sur le sol. Ayant trop bu, ils restèrent couchés face contre terre, les uns pendant toute la journée, les autres deux jours ou même trois jours de suite. En voyant ses moines tout hébétés, Brendan se mit à prier pour eux. Dès qu'ils reprirent connaissance, ils se rendirent tous compte de leur conduite insensée. L'abbé leur dit : « Partons vite d'ici, de peur que vous ne manquiez à votre devoir à  nouveau. Mieux vaut souffrir la faim honorablement que d'oublier Dieu et les prières qui lui sont dues. »


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Quant vint le jurn que l'abes mist,
Brandan de lui le cungé prist;
Li uns abes l'altre cunduit,
Ensemble od lui li moine tuit.
Entrent en mer, vent unt par Deu
Qui les luinet de l'isle Albeu.
Curent en mer par mult lunc tens,
Mais de terre unt nul asens.
Failent al vent e a cunreid;
Crut l'egre faim e l'ardant seid;
E la mer fud tant paisible
Pur quei unt le curs mult peinible.
Espesse fud cume palud;
Tel i out enz ne creit salud.
Deus les succurt par orage:
Terre veient e rivage,
E bien sevent li afamét
Que la les ad Deus destinét.
Trovent tel lur entree
Cume se lur fust destinee.
Un duit unt cler e pessuns denz,
E cil em prenent plus que cenz.
Mester lur unt virun l'umeit
Herbes que sunt en betumeit.
L'abes lur dist: 'N'aiez cure
De beivre trop sanz mesure.'
Cil em pristrent secund lur seid,
As diz l'abét ne tenent feid.
Tant em pristrent puis a celét
Pur quei furent fol apelét,
Quar li sumnes lur cureit sus
Dum il dormant giseient jus.
Qui trop beveit giseit enclins,
Tel jurn, tel dous, tel .iii. entrins.
Brandan prïout pur ses muines
Que il vedeit tuz suduines.
Desqu'en lur sens cil revindrent,
Pur fols forment tuit se tindrent.
Dist lur abes: 'Fuium d'ici
Que ne chaiez mais en ubli.
Mielz vient suffrir honeste faim
Que ublïer Deu e sun reclaim.'