Un monstre marin à l'attaque

I

Ils font force voiles, poussés par un vent propice qui les emmène vers l'ouest. Puis la mer se calme et finit par se figer complètement, et ils n'avancent qu'avec difficulté. Ils naviguent ainsi pendant six semaines lorsque, tout à coup, leur sang se glace dans leurs veines, et une terrible peur s'empare d'eux : leur bateau tangue dangereusement dans une tempête, et peu s'en faut qu'il ne chavire et ne se renverse sur eux. Puis il leur arrive un autre incident qui les effraie plus que tous les autres périls qu'ils ont eu à subir : les poursuivant plus rapidement que le vent, un monstre marin fonce sur eux. Sa gueule, qui vomit du feu, s'embrase comme du bois à brûler jeté dans une fournaise; les flammes sont énormes, chauffent très fort, et les frères craignent pour leur vie. Le corps du monstre est gigantesque, et il brait plus fort que quinze taureaux. Même si la bête n'avait été redoutable que par ses dents, rien qu'à les voir, quinze cents hommes auraient pris la fuite. Les vagues que le monstre soulevait suffisaient à elles seules pour déclencher une immense tempête. Comme celui-ci approchait des pèlerins, Brendan, en véritable homme de Dieu, déclara : « Seigneurs, ne craignez rien ! La vengeance divine vous fera justice. Gardez-vous de vous affoler de façon insensée, d'abandonner ainsi Dieu et le bonheur qu'il vous réserve. Celui que Dieu prend sous sa protection ne doit redouter aucune créature vivante. »




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Trestout curent al portant vent
Chis fait errer vers occident.
Dormante mer unt e morte
Chi a sigler lur ert forte.
Puis q'unt curut .iii. quinzeines,
Freidur lur curt par les veines:
Poür lur surt forment grande
Que lur nef est tut en brande,
E poi en falt pur turmente
La nef od eals que n'adente.
Puis lur veint el dun s'esmaient
Plus que pur nul mal qu'il traient:
Vers eals veint uns marins serpenz
Chis enchaced plus tost que venz.
Li fus de lui si enbraise
Cume buche de fornaise:
La flamme est grant, escalfed fort,
Pur quei icil crement la mort.
Sanz mesure grant ad le cors ;
Plus halt braiet que quinze tors.
Peril n'i oust fors sul de denz,
Sil fuïssent mil e cinc cenz.
Sur les undes que il muveit,
Pur grant turment plus n'estuveit.
Cum aprismout les pelerins,
Dunc dist Brandan li veirs divins:
'Seignurs, n'entrez en dutance:
Deus vus ferat la venjance.
Guardez que pur fole poür
Deu ne perdez ne bon oür,
Quar que Deus prent en sun cunduit
Ne deit cremer beste qui muit.'