Judas : brins de réconfort

XL

Brendan, en entendant toutes les souffrances de Judas, pleurait à chaudes larmes. Il lui ordonne de lui expliquer la signification du morceau d'étoffe qui lui enveloppe le visage, et du rocher où il se cramponne, et lui demande d'où il vient et qui le lui a donné. Judas lui répond : « De mon vivant j'ai fait très peu de bonnes actions et beaucoup d'actes insensés. Le bien et le mal que j'ai faits me sont maintenant faciles à discerner, et il m'est clair lequel des deux me tenait le plus à cœur. Avec l'aumône que j'avais gardée pour moi, j'avais acheté de l'étoffe pour vêtir un pauvre nu, ce qui m'a mérité celle qui m'entoure la bouche et m'empêche de me noyer. Quand l'eau me frappe en plein visage, cette étoffe me fournit une certaine protection, mais, puisque je ne l'ai pas achetée de mon argent à moi, elle ne m'est d'aucune utilité en Enfer. Sur une rivière très dangereuse à passer, j'avais construit un remblai sur lequel j'avais érigé une passerelle solide, et par la suite beaucoup de gens ont pu traverser en toute sûreté : pour cette raison j'ai un certain allégement ici dans ma très grande affliction. »

En début de soirée, Brendan put vérifier ce que Judas lui avait dit : il vit arriver mille diables pour le tourmenter et le mettre au supplice. Ils se dirigent droit sur le misérable; l'un d'eux s'avance d'un bond et l'attrape avec un croc. Brendan leur dit : « Laissez-le là jusqu'à demain matin, lundi. » Les diables répondent d'un ton de défi qu'ils vont bel et bien l'emmener. Brendan reprit : « Je vous l'ordonne. J'invoque Jésus pour s'en porter garant. » Les diables sont obligés de le laisser; leurs efforts restent vains jusqu'à la fin. Brendan y passe la nuit, au grand mécontentement de tous les diables rangés en face; il leur tarde qu'il fasse jour; de leurs voix hargneuses et rauques, ils menacent Judas d'augmenter ses peines. A quoi Brendan répond : « Il n'aura pas plus de tourments que ceux auxquels il a été condamné. » Aussitôt la lumière du jour revenue, ils emmènent Judas et repartent.


1440



1444



1448



1452



1456



1460




1464



1468



1472



1476



1480



1484

Plurout Brandans a larges plurs
D'iço que cist ad tanz dolurs;
Comandet lui que lui dïet
Que li dras deit dum se lïet,
E la pere u il se tint,
Demandet dunt e de qui vint.
Cil lui respunt: 'En ma vie
Fis poi bien e mult folie.
Li biens e mals or me perent
Quel enz el quer plus chier m'erent.
De l'almoine que jo guardai
A un nud féd drap acatai;
Pur cel ai cest dun me lie
Par la buche, que ne nie.
Quant l'unde vent en le vis devant,
Alques par cest ai de guarant,
Mais en enfern ne me valt rien,
Quant de propre ne fud mun bien.
A un' aigue fis un muncel
E puis desus un fort puncel,
U mult home periseient,
Mais puis bien i guariseient:
Puroec ai ci refrigerie
De si grande ma miserie.'

Cum apresmout vers le premseir,
Dunc vit Brandans que cil dist veir:
Vit venir deiables mil
Od turmentes e grant peril;
E venent dreit a cel dolent;
Salt l'uns avant, al croc le prent.
Brandans lur dist: 'Laisez l'ici
Desque al matin que seit lunsdi.'
Cil li dïent e calengent
Ne lairunt pas que nel prengent.
Dunc dist Brandans: 'Jo vus comant,
E de Jesu faz mur guarant.'
Cil le laisent, e a force;
N'i unt nïent a l'estorce.
Brandans estait iloec la nuit;
N'i ad malfez qui mult n'annuit.
Deiables sunt de l'altre part;
Ainz que seit jurz mult lur est tart;
A grant greine, a voiz truble
Dïent que avrat peine duble.
Respunt l'abes: 'Ne avrat turment
Plus que ad oüd par jugement.'
E puis qu'il fud cler ajurnét,
Od tut Judas s'en sunt turnét.