Voici quatre-vingt-dix ans que je suis ici. Le temps est toujours beau, un été sans fin. J'attends ici le jour du Jugement; Dieu me l'a commandé. Me voici en chair et en os, en parfaite santé et en paix. L'âme ne se séparera de mon corps que le jour du Jugement dernier; grâce à la vie que j'ai menée, je ressusciterai avec les justes. Pendant trente ans sans interruption, j'ai eu un serviteur attentif à me servir; c'était une loutre marine qui m'apportait régulièrement trois fois par semaine un poisson pour me nourrir. Aucune semaine ne s'est écoulée sans qu'elle m'ait apporté trois poissons dont je pouvais faire des repas copieux. Elle portait, suspendu à son cou, un petit sac plein d'algues toutes sèches pour me permettre de faire cuire mes poissons. Celui qui disposait ainsi méritait bien le nom de Seigneur ! Pendant les trente premières années de mon séjour ici, j'ai été nourri de cette façon. Les poissons me nourrissaient si bien que je n'avais pas besoin de boire. Puis notre Seigneur ne s'est plus préoccupé de mes provisions, sans parler de les augmenter : au bout de ces trente ans, la loutre n'est plus revenue. Elle n'a pas agi ainsi parce qu'elle était peu disposée à continuer ni parce qu'elle me méprisait, mais Dieu n'a plus voulu apporter de l'extérieur des provisions destinées uniquement à me nourrir. Il m'a donné cette fontaine bien approvisionnée en tout : celui qui en boit, ne serait-ce que quelques gouttes, se croit nourri à satiété. J'ai vécu de cette eau pendant soixante ans, de poissons pendant trente, ce qui fait quatre-vingt-dix en tout. J'avais cinquante ans lorsque j'ai renoncé au monde : mon âge est donc cent quarante ans. Frère Brendan, j'ai fini de te décrire la vie pleine de délices que je mène ici. Toi, tu iras en Paradis; tu le cherches maintenant depuis presque sept ans. Mais avant d'y parvenir, tu retourneras voir le bon hôte chez qui tu as déjà demeuré : il te conduira en Paradis où se trouvent les saints, et tu le suivras. Emporte avec toi un peu de cette eau afin de te protéger contre la faim et la soif. Regagne ton bateau sans plus tarder ! On ne doit pas négliger de profiter du vent qu'on vous envoie. » Il donne congé à Brendan qui, s'apprêtant à partir, lui rend grâces de ses bienfaits.